INTERVIEW DE J.M.LIGNY

« Ô messieurs occupez-vous de son bonheur là-bas le Ténéré à soif
Ses arbres ont séché les femmes et les enfants attendent son eau »
Extrait de l’album Aman Iman (l’eau c’est la vie) Tinariwen


Aqua™ lorsque la réalité rattrape la fiction…..

En 2030, les bouleversements climatiques ne sont plus une menace mais une réalité. Tornades et cyclones meurtriers ravagent les Etats-Unis. La France est inondée. En Afrique, sécheresse, sida et paludisme déciment les populations. Pourtant au Burkina –Faso l’espoir renait, on a trouvé une nappe phréatique. Laurie, une jeune française et Rudy un hollandais sont chargés par une O.N.G de convoyer du matériel de forage. Mais la source qui pourrait alimenter tout le pays pendant des années, a d’abord été découverte par le satellite d’une multinationale américaine qui en réclame la propriété.
Alors commence la guerre de l’eau.
Pour Laurie et Rudy, c’est le début d’une aventure qui les conduira au cœur d’un continent où la magie côtoie le quotidien.

Roman d’anticipations politiques et sociales, Aqua™ restera comme l’un des livres les plus marquants de l’année 2007. Jean-Marc Ligny prouve une fois de plus que la Sf n’est pas seulement un genre de divertissement mais aussi une littérature intelligente et subversive. 750 pages d’aventure menées tambour battant, sur fond d’harmattan. Roman à la fois passionnant et inquiétant, Aqua™ est l’œuvre d’un écrivain engagé, qui s’interroge sur l’avenir de notre planète et sur les dérives de notre société. Un grand livre.
A 50 ans, Jean-Marc Ligny fait parti des auteurs incontournables de la SF hexagonale, il écrit depuis les années soixante dix et possède à son actif une bibliographie conséquente. Parmi ses ouvrages les plus récents, on citera Inner City(1996) Jihad (2000) ou encore les oiseaux de Lumière(2001). Pour Aqua™ il a reçu pas moins de quatre prix ! Dont le prix Verlanger aux dernières Utopiales de Nantes. Parisien de naissance, Rockeur dans l’âme, c’est depuis la Bretagne où il vit avec sa compagne Licorne, qu’il a bien voulu répondre à nos questions.



Dans Aqua™, l’écologie est au centre du roman. Est-ce que tu avais déjà traité ce sujet auparavant ?
Pas vraiment, en fait. Même si ce sujet, qui est au centre de mes préoccupations depuis quasi mon adolescence, a pu apparaître en filigrane ou toile de fond dans quelques uns de mes romans (Inner City par exemple, ou certains ouvrages parus au Fleuve Noir…), je n’en avais jamais fait jusqu’ici le thème central d’un bouquin, comme dans Aqua™. Va savoir pourquoi…

Et comment est né l’idée du livre ?
De mon angoisse grandissante face au réchauffement climatique, du constat qu’il peut mener à la fin de l’humanité (entre autres formes de vie) d’une façon bien plus probable que, par exemple, un conflit nucléaire (un type de « fin du monde » largement surexploité par la SF). Et de cet autre constat qu’une fois de plus, les instances politiques ne font rien ou pas grand-chose, si ce n’est faire du fric avec du vent (ou plutôt du CO2 sous forme de « quotas d’émission ») et imaginer des solutions pires que le problème, comme les biocarburants, bien évidemment rentables à court terme. Quand j’ai commencé à réfléchir sur Aqua™ en 2001, je ne trouvais pas beaucoup de romans de SF sur ce sujet, qui constitue pourtant une interrogation cruciale sur l’avenir de l’humanité. D’où l’idée et l’envie de m’y attaquer sérieusement.

Tu dresses un tableau très sombre de la planète en 2030 (dérèglement climatique, dérive libérale, fanatisme religieux). Malheureusement ce n’est plus de la SF, l’avenir risque d’être pire. Qu’en penses-tu ?
Qu’il sera pire en effet ! Je suis justement en train d’y réfléchir, de poser les bases d’un prochain roman pour l’Atalante, qui devrait s’intituler L’effet Vénus et prendre comme postulat – malheureusement très probable – que les sociétés industrielles ne feront rien de vraiment efficace pour enrayer ce réchauffement climatique… Lequel va très bientôt atteindre un point où il s’auto-emballera et alors, on ne pourra plus rien faire. Quand les énormes quantités de méthane enfouies dans le permafrost de Sibérie et du Canada et au fond de l’océan Arctique commenceront à se dégager dans l’atmosphère, quand les océans et ce qui reste des forêts se mettront à dégager du CO2 au lieu d’en absorber, alors on atteindra rapidement un état de la planète hostile à la plupart des formes de vie, y compris l’homme. Quand je dis « rapidement », ce n’est pas en terme de siècles, mais à l’échelle d’une ou deux générations, pas plus. Je suis en train d’essayer d’imaginer l’état d’esprit de l’humanité face à son extinction imminente, car comme pour Aqua™, c’est l’aspect social de ce cataclysme qui m’intéresse. Ce ne sera pas joli-joli…

Pourtant il y a de l’espoir dans Aqua™, incarné par Fatimata la présidente du Burkina-Faso et par son peuple qui la soutient. D’après toi, est-ce que dans un futur plus ou moins proche l’Afrique pourrait incarner une alternative à la politique capitaliste que les Etats-Unis et l’Europe ont imposés au reste du monde ?
Elle pourrait en effet, bien qu’actuellement on voit plutôt poindre cette alternative en Amérique du Sud, où les pays basculent l’un après l’autre dans un socialisme plus ou moins bolivarien. Il y a en Afrique bien des gens – dont je me suis inspiré pour le personnage de Fatimata Konaté – qui sont persuadés que le modèle économique ultra-libéral à l’Occidentale ne peut s’appliquer à l’Afrique, que seul un « développement durable » respectueux de l’écosystème est viable sur ce continent. Malheureusement ces gens n’ont pas les moyens de mettre en œuvre cette politique ni la force de résister à l’Occident, qui ne voit en Afrique qu’une source de matières premières grouillante de Noirs qu’ils convient d’éradiquer dans les plus brefs délais : d’où le soutien à des dictatures iniques, la perpétuation (ou la provocation) de guerres sanglantes, le laisser-faire en matière de santé publique qui fait qu’on laisse mourir des millions de gens du paludisme, du sida ou de maladies liées au manque d’eau potable. Ça paraît cynique de dire ça, mais je crois que l’Occident laisse sciemment crever les Africains, s’il ne les aide pas à mourir. Et le fait que les catastrophes liées au réchauffement climatique touchent en premier lieu les pays les plus pauvres me paraît conforter cet état d’esprit abominable : à quoi bon se soucier que l’extension du Sahara condamne à mort des millions de paysans sahéliens, que 50 millions de Bengalais vont périr dans les inondations liées à la montée des eaux, que les îles Tuvalu vont être englouties ? Le gouvernement australien a refusé d’accueillir les quelques milliers d’habitants de ces îles en tant que réfugiés climatiques. Qu’ils crèvent ! Qu’est-ce qu’on en a à foutre, tant que nos paradis fiscaux ne sont pas submergés… Pareil pour le Sahel : s’il n’y a pas d’or ou de pétrole là-bas, rien à foutre. S’il y en a, on y place une dictature à la solde d’Exxon ou de Total, et le tour est joué !

C’est un roman qui est long (750 pages) mais les chapitres très courts avec plusieurs lignes narratives donnent du rythme et rendent la lecture agréable. Est-ce que c’est une forme de construction que tu avais déjà expérimentée par le passé ?
Plusieurs lignes narratives, oui, dans La Mort peut danser par exemple, mais peut-être pas de façon aussi systématique que pour Aqua™… Cette construction s’est imposée d’elle-même, du fait que j’avais plusieurs personnages principaux qui agissaient en même temps, et convergeaient vers une rencontre ou une confrontation. Ça donne une forme de découpage assez cinématographique, je trouve… comme dans Pulp Fiction, par exemple !

Les chapitres commencent tous par un petit texte très court en introduction. Un extrait de discours, un message radio ou une publicité, par exemple. Comment t’est venue cette idée, qu’est-ce que ça apporte en plus au livre ?
Ce sont des illustrations, comme des photos ou des encadrés dans un article. Ça permet de donner un aperçu de l’état du monde plus parlant qu’une description rébarbative insérée dans le corps du texte ou des dialogues censés expliquer dans quel monde on vit. Une pub, un extrait d’interview, un message radio ou un titre de journal sont l’équivalent d’un cliché illustrant tel ou tel propos, ou d’un mini-reportage dans un journal télévisé… Par exemple, la pub sur le dépollueur d’eau au début permet tout de suite de deviner qu’il y a un problème d’approvisionnement en eau potable, c’est plus parlant qu’un long discours…

Fuller, le P.D.G qui réclame la propriété de la nappe phréatique, est un homme abominable et pathétique. Tu as dû bien d’amuser à créer un tel personnage ?
Oui, c’est mon méchant préféré ! J Ceci dit, il n’est pas volontairement méchant, comme tu dis, il est également pathétique, en essayant de rester performant à coups de médicaments, pendant que sa vie familiale se décompose autour de lui… De plus, il croit sincèrement aider le monde ou au moins rendre service à son pays en voulant accaparer cette nappe phréatique. Comme il l’affirme lui-même, il bosse dans l’écologie, même si c’est pour faire du fric… Abominable et pathétique, tu l’as bien cerné.

J’aime beaucoup Hadé, la mère de Fatimata, je trouve quelle incarne parfaitement la sagesse et les mystères de l’Afrique. Tu peux parler un peu d’elle ?
Hum, certains ont trouvé qu’elle faisait cliché, qu’elle n’avait rien à faire là ! Cet aspect fantastique d’Aqua™ est ce qui a soulevé le plus de critiques… Mais je ne le renie pas, au contraire. J’ai passé trois mois et demi au Burkina, et j’ai pu constater que cette dimension « magique » fait partie du quotidien des gens, qui sont en grande majorité animistes dans ce pays. « Marabouter » quelqu’un, lui jeter un sort, soigner (ou faire du mal) par l’intermédiare de fétiches, invoquer des esprits, ce sont des choses banales. Hadé est l’archétype de la guérisseuse comme il en existe plein là-bas, qui possède en fait une connaissance secrète bien plus profonde que le simple fait de connaître des plantes qui soignent. Les cercles de bangré existent réellement au Burkina (chez les Mossis surtout), mais ils sont réservés aux initiés bien sûr. J’ai pu assister à des danses de masques, mais je n’ai vu que la surface des choses. Le reste, je l’ai surtout appris dans des bouquins…

Aqua est un livre engagé, mais c’est aussi un roman d’aventure, avec des scènes superbes notamment lorsque Rudy et Laurie traversent le désert. Pendant ton séjour en Afrique est-ce que tu as pu découvrir le désert ?
Je l’ai approché en 99, au Maroc, en allant faire un tour à dos de chameau à partir de Zagora, une ville aux portes du Sahara. J’ai trouvé ça magnifique, mais la chaleur est assez angoissante. Au-delà de 45°, on se demande combien de temps on va tenir… Ceci dit, pour la traversée de Laurie et Rudy, hormis ma minuscule expérience personnelle, j’ai tout piqué sur des sites web ! ;-)

A la fin du roman on trouve une bibliographie des ouvrages qui t’ont aidé a la rédaction du livre, il y a aussi une discographie, est-ce que la musique est pour toi une source d’inspiration ?
C’est un facteur d’ambiance. Mettre de la musique pendant que j’écris me permet de me soustraire du quotidien, de m’immerger dans un environnement sonore propice. C’est un peu la bande-son du film que je me fais dans ma tête… En vérité, je ne l’écoute pas vraiment, surtout si je suis bien inspiré et vraiment à fond dans l’histoire, mais l’ambiance qu’elle génère influe certainement sur mon style et les émotions que j’exprime. C’est pourquoi je choisis avec soin la musique que je vais mettre pour écrire telle ou telle scène, et c’est pourquoi je mentionne toujours cette discographie, qui a été un élément du processus de création… Quant à la bibliographie, elle a été elle aussi une source d’inspiration, donc je la mentionne pour ceux qui, au-delà du roman, désireraient approfondir le sujet.

Récemment tu as participé au recueil « Appel d’air ». Peux-tu nous parler de ce projet ?
Il a été lancé par Alain Damasio, dans l’urgence entre les deux tours de l’élection présidentielle. Comme lui je m’inquiétais du mauvais tour que risquait de prendre cette élection, mais c’est lui qui a eu l’idée d’exprimer nos angoisses plutôt que de se ronger les sangs chacun dans notre coin. Quand il nous a proposé, via ActuSF, d’écrire un court texte sur ce qui allait nous tomber dessus, à savoir le syndrome de Sarkozy, j’ai dit oui tout de suite. Bon, ceci dit, on n’a pas révolutionné les consciences, à travers Appel d’air on s’adresse forcément à des convaincus, des gens qui a priori pensent comme nous, Supervendeur a été élu et toutes nos craintes se trouvent confirmées, n’empêche que sur le coup ça fait du bien, et je suis heureux que ces trente coups de gueule aient été pérennisés dans cet opuscule. Ça permet au moins de se réconforter en se disant qu’on n’est pas tout seul…

Plus haut tu parlais de l’aspect social d’Aqua™. En France j’ai l’impression que la littérature dite "générale" devient de plus en plus conventionnelle. Est-ce que aujourd’hui la littérature ne peut être subversive que dans l’anticipation ?
Je le crois, oui. Imaginer un avenir amène forcément à réfléchir sur le présent, ne serait-ce que pour y rechercher les germes de cet avenir. À partir du moment où tu « anticipes » sur ce présent, où tu bâtis une société future, tu essaies forcément d’avoir une vision globale sur la société présente, ses grands courants politiques et sociaux, la manière dont elle fonctionne, etc. Et forcément, ça t’amène à avoir une opinion politique. Je ne connais pas bien la littérature dite « générale », je n’ai guère le temps d’en lire, mais d’après ce que je peux savoir du prix Goncourt par exemple, ça m’a plutôt l’air d’être une littérature qui se regarde le nombril, commise par un petit cercle de « branchés » parisiens qui s’auto-congratulent dans les restos chics de la capitale et sur les plateaux télé. Ça me paraît être une littérature morte. Bien sûr, je ne parle pas là de grands classiques tels Le nom de la rose ou Cent ans de solitude ou encore L’étranger, par exemple, qui sont de la littérature universelle, non « générale ». Celle du Goncourt, c’est de la branlette intellectuelle entre gens de bonne compagnie, c’est tout. Ça n’a aucun intérêt à mes yeux.

A part l’effet Vénus dont tu parlais au début de l’entretien, tu as d’autres projets d’écriture ?
Oui, avant L’effet Vénus je dois écrire le premier roman d’une série sur l’Utopie, qui sera un univers partagé avec d’autres auteurs, publié par La Volte. Nous sommes en 2300, ce qui reste de l’humanité s’emploie enfin à construire un monde meilleur… Et ce monde meilleur, nous allons le bâtir ensemble, à plusieurs auteurs. Ma compagne Licorne et moi, nous superviseront la série, afin d’en assurer la cohérence. Une douzaine d’auteurs sont déjà intéressés voire engagés sur ce projet. Je ne citerai pas de noms pour le moment, on attend que les engagements se confirment. À part ça j’ai promis deux romans jeunesse, un pour Stéphane Manfrédo qui va diriger la collection jeunesse chez l’Atalante, et un autre pour Denis Guiot, pour la collection pour ados+ qu’il dirige, publiée par Luc Besson… Sinon j’ai aussi des boulots plus alimentaires (mais qui me plaisent bien) comme novéliser deux séries télés (genre mangas) pour Hachette. Et j’écris aussi périodiquement des scénarios pour des séances de planétarium pour les gosses, des histoires destinées à leur faire assimiler des notions scientifiques.

Pour terminer, un petit conseil de lecture sur l’Afrique, dans la bibliographie d’Aqua ?
Eh bien, Théodore Monod tout d’abord, ses ouvrages sur le désert, comme Méharées (Actes Sud) sont toujours une bible de connaissances et un vrai plaisir de lecture. Le pouvoir du Bangré de Kabire Fidaali (Presses de la Renaissance), si on veut en savoir plus sur cette connaissance mystérieuse. Les Contes initiatiques peuls d’Amadou Hampaté Bâ (Pocket), de la vraie fantasy à l’Africaine ! Et Le viol de l’imaginaire d’Aminata Traoré (Actes Sud), l’ancienne ministre de la culture du Mali, qui m’a servi de modèle pour Fatimata Konaté. Sur les problèmes et solutions de l’Afrique actuelle, par une très grande dame.



Sur la toile :
Le site officiel de Jean-Marc Ligny. www.noosfere.net/ligny/
Le recueil Appel d’air est disponible en ligne sur le site d’actuSF. www.actusf.com
Tinariwen est un groupe de musicien touareg du nord du Mali.www.tinariwen.com
Il existe un trailer Aqua™ réalisé par un fan, à voir sur You tube. www.youtube.com

Interview publiée dans le numéro 55 de la revue Présences d’Esprits

INTERVIEW DE THOMAS DAY

Thomas Day est un auteur prolifique, à son actif plus de cinquante nouvelles et une dizaine de romans. Écrivain non-conformiste, son style âpre et violent ne laisse pas indifférent.
Si son gout pour les scènes crues et son habitude à faire couler l’hémoglobine, ont parfois fait polémique, ses livres ont souvent trouvés leur public.
A l’aube de la quarantaine, la violence et la colère qui hantaient ses premiers textes, se sont peu à peu atténués, laissant place à une écriture plus maitrisée et plus aboutie.
En revanche, il n’a rien perdu de son talent de conteur. Avec le trône d’ébène, roman de fantasy, d’inspiration historique, il nous raconte l’improbable épopée de Chaka. Ce jeune guerrier qui, au XIX siècle, en Afrique, fonda un empire avant de sombrer dans une folie meurtrière.
Il a bien voulu nous parler du Trône d’ébène, de sa méthode de travail, de ses projets, mais aussi de son dernier livre terminé cet été

1) Le Trône d’ébène a pour cadre l’Afrique australe de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, à un moment où cette partie du continent s’apprête à subir de grands bouleversements dus à l’arrivée des premiers européens. L’Afrique est très peu utilisée en fantasy. Comment t’est venue l’envie d’écrire sur le continent africain ?

Il y a deux ans, je travaillais sur un roman que je viens de finir cet été La Maison aux fenêtres de papier dans lequel un oyabun (un chef mafieux japonais) siégeait sur le trône de Chaka. À un moment, ce chef de gang devait raconter l’histoire de ce trône à sa petite-amie et, par conséquent, l’histoire de Chaka. Après quelques recherches et quelques essais d’écriture, j’ai décidé que la vie (fantasmée) de Chaka méritait à elle-seule un roman. J’ai donc mis de côté « La Maison aux fenêtres de papier » et je me suis concentré sur l’Afrique Australe. En reprenant La Maison aux fenêtres de papier cet été 2007, le trône de Chaka a été remplacé par le trône d’un démon décoré de 974 nâgas.
C’est regrettable que les auteurs de fantasy s’intéressent si peu à l’Afrique, car s’il y a bien un continent magique c’est celui-là. Le Japon est un pays de science-fiction ; l’Afrique est un continent de fantasy.

2) Chaka est un personnage très ambigu. C’est un guerrier sanguinaire, mais il attache beaucoup d’importance à l’amitié qui le lie à Monbalagé, Bedlu, Mpodi et Dingané. Malgré sa folie grandissante et sa soif de pouvoir, il n’est pas totalement mauvais. Je le trouve même profondément humain, quand penses-tu ?

C’est ce que je voulais faire, montrer un homme, pas un tyran habité par le démon. Je le montre victime des dieux, mais j’aurais pu le montrer victime de son entourage. Mais dans ce cas précis ça aurait donné une uchronie (ou un roman historique bizarre) et ce n’était pas du tout ce que je voulais faire.

3) Les liens qui unissent Chaka à sa mère sont très forts, voir fusionnels. Est-ce que doter ton héros d’un court pénis était un moyen pour toi de renforcer leurs liens en le détournant du sexe et des autres femmes ?

J’ai affublé Chaka d’une petite bite, parce que l’image qu’on a de lui est sur-virile (c’est un grand guerrier, une sorte de Conan africain). Et puis je voyais mal un gars intéressé par les femmes mener des guerres de conquête comme celles que Chaka a menées, puis massacrer son peuple à la mort de sa mère. Pour moi, Chaka n’a jamais coupé le cordon, il est la créature de sa mère et, au-delà d’elle, celle des dieux.

4) J’ai trouvé l’écriture très juste, des les premières pages, on est plongé dans l’ambiance des royaumes africains. Le ton adopté rappelle celui des griots. Est-ce que ça a été difficile pour toi d’adopter ce style et t’es-tu inspiré de contes africains ?

Je n’ai pas lu beaucoup de contes et de littérature africaine. Je me suis concentré sur les livres d’Histoire et les récits de voyage. J’avais peur d’être influencé, sur le plan stylistique, si je lisais des auteurs africains. À la base je voulais parler de mon Afrique, celle que je porte en moi et qui n’a pas grand chose à voir avec la véritable continent africain.
Sur Le Trône d’ébène, il y a un vrai travail sur le style (qui d’ailleurs m’a été reproché par certains lecteurs qui auraient préféré que je garde le ton « griots » jusqu’au bout) ; le récit est contaminé peu à peu par l’arrivée de l’homme blanc, des dates apparaissent, puis des documents, etc. On touche là le cœur de mon projet littéraire : montrer comment la colonisation peut aussi être passive (osmotique ?). On n’a pas forcément besoin d’une armée pour foutre en l’air une culture.


5) Le Trône d’ébène n’est pas un roman historique sur Chaka Zoulou, pourtant tu as gardé les noms des principaux personnages ainsi que de nombreux faits historiques, comme les lois qu’il va imposer à son peuple, les stratégies militaires employées. C’était important pour toi que ton récit colle au plus près de la réalité historique ?

C’est un socle. Si je n’ai pas ce socle, l’édifice risque de se péter la gueule très vite. Je ne fais pas partie de ces auteurs qu’on appelle des « créateurs d’univers » ; je n’ai aucune imagination, pas la moindre idée originale, aucune envie de mettre en place des scénarii « jamais lus », alors je corromps des choses préexistantes, je mets à ma sauce Chaka Zoulou comme j’avais mis à ma sauce Miyamoto Musashi.
Mon art est probablement celui du décalage et de la ratatouille (aussi appelé « mélange des genres »).

6) Comment se passe la partie documentation qui précède la phase d’écriture, et à quel moment décides-tu de passer à l’écriture ?

J’achète les livres et DVDs dont j’ai besoin, je lis, je mate, je prends des notes. Puis j’écris. Je pourrais aller à la bibliothèque, mais je suis un ours, je n’aime pas sortir de mon bureau, donc j’enrichis amazon.fr.

7) Les dieux que tu utilises dans le roman sont-ils issus de la mythologie africaine ou les as-tu inventés ?

Je les ai inventés (sauf Serpent-Des-Eaux-Vives qui est, plus ou moins, le dieu protecteur des Zoulous, si je me souviens bien) ; mais Miyazaki avec Princesse Mononoké m’avait laissé des images si fortes de dieux géants, charnels, que j’ai assumé cette influence et l’ai décalée sur le continent africain. Les dieux du Trône d’ébène ont deux corps : un corps mortel (situé sur notre monde) et un corps immortel (situé au pays des ombres). Cette idée me plaisait, elle rejoignait les théories de Kantorowicz sur les deux corps du roi.

8) Dans cette Afrique où la magie meurt peu à peu, Chaka incarne le dernier répit des dieux. Pourtant, ils le pousseront vers la folie sanguinaire qui causera sa perte, mais aussi la leurs. C’est assez paradoxal, tu ne penses pas ?

Non, parce que les dieux ont besoin d’un Alexandre le Grand pour avoir leur répit, tout en étant conscients que ce genre de personnages historiques est un feu de sarments. De la folie de Chaka naîtra la sagesse de Dingané. Ils ont tout prévu ; leur disparition avant tout autre chose. C’est « the last stand » comme disent les anglais, la dernière bataille. Chaka ne va en aucun carte précipiter leur perte, au contraire il va leur donner la seule chose qu’ils peuvent encore espérer : un répit.

9) Le Trône d’ébène ainsi que « Le dernier voyage de l’automate joueur d’échecs » (une nouvelle qui se déroule aussi en Afrique in Bifrost n° 42) sont deux textes différents de ce que tu as pu écrire auparavant. La colère, la violence et le sexe y sont moins présents que dans certaines nouvelles, je pense à Stairways to Hell ou plus prés de nous La Cité des Crânes par exemple.
Est ce que tu penses revenir à une écriture plus trash dans le futur ?

C’est fait, je viens de finir un roman très dur (et en même temps assez marrant, du moins je l’espère) sur le monde des yakuzas. Le sang et le sperme y giclent comme il faut. Je me suis plutôt bien amusé. C’est un hommage assumé à Quentin Tarantino, Takashi Miike et Kinji Fukasaku.
Maintenant, pour mon prochain roman (puisque La Maison aux fenêtres de papier c’est terminé en ce qui me concerne), je me verrais bien faire un truc jeunesse pour changer de monde et aussi pour voir si je suis capable de pondre 200 feuillets sans foutre une sodomie ou une éviscération à la petite cuiller.
J’ai aussi des projets de co-écriture avec Xavier Mauméjean et Ugo Bellagamba.
La naissance de mon fils Judicaël et l’arrivée imminente de son petit frère m’ont obligé à mettre de l’eau dans mon vin ; j’aurais préféré garder toute la colère de mes vingt ans, mais j’approche de la quarantaine, je vis dans la résidence de Desesperate Housewifes et j’y pousse volontiers mon fils aîné sur son tricycle, alors c’est dur de rester en colère quand tout va à peu près bien.

10) Que reste t-il de l’épopée de Chaka zoulou aujourd’hui dans les livres d’histoire d’Afrique du sud ?

Franchement, je n’en sais rien.

11/ Entre ton activité d'éditeur pour Lunes d'encre, tes collaborations à Bifrost, Quand trouves- tu le temps d'écrire ?

Je me réserve un mois par an, souvent le mois d’août. Le reste du temps, je prends des notes, je prépare mes textes, mais c’est rare que j’écrive.

12/ Pourrais tu nous en dire plus sur les projets de co-écriture avec Xavier Mauméjean et Ugo Bellagamba ?

Avec Ugo, ce devrait être un planet opera. On a bien commencé le travail préparatoire. Pour ce qui est de ma collaboration avec Xavier, c’est encore très flou. On réfléchit à la possibilité d’écrire une nouvelle comme galop d’essai.

13/ Je me rappelle d'une interview sur ActuSF où tu évoquais des projets en littérature générale (un roman en Irlande pendant la guerre civile, un autre sur le Che) où en sont ces projets ? Penses-tu revenir dessus ?

L’Irlande, c’est un roman de littérature générale que j’ai commencé il y a quinze ans, que j’ai détruit et que j’espère un jour écrire. C’est grossièrement l’histoire de deux frères amoureux de la même femme, l’un va monter les échelons de la mafia new-yokaise et alimenter les indépendantistes Irlandais en argent, pendant que l’autre travaillera pour les Anglais. Je manque encore de maturité pour un tel projet.
Quand à mon livre sur le Che, c’est une rêverie, il risque d’être très expérimental ; en tout cas, il nécessite de mon point de vue que je me rende en Argentine et à Cuba pour faire des recherches, ce ne sera pas avant quelques années.
Interview publié dans Présences d’Esprits N°53